Réponse à Serge Latouche : L’étrange cas du docteur décroissance et de mister degrowth 

Je n’aurais jamais pensé écrire une réponse à Serge Latouche, l’un des pionniers de la décroissance.[1] Et pourtant, cela me parait nécessaire tant ses propos envers les degrowth studies sont problématiques.[2] Celui que l’on surnomme « le pape de la décroissance » n’aime pas la littérature anglophone (assez paradoxal d’ailleurs pour quelqu’un qui ne lit presque pas l’anglais). Un « recyclage médiatique » par des « universitaires opportunistes », un « vocable globish discutable » par des jeunes qui « n’ont pas la radicalité de la décroissance » et qui inventent des « monstruosité conceptuelles ». Dans son dernier texte, je suis personnellement attaqué, décrit comme un « rénovateur de la seconde génération », un économiste à la pensée étroite cherchant la célébrité en dénaturant la décroissance. Si le titre de son dernier texte prend la forme d’une question (« Transmission, triomphe ou trahison ? »), il semblerait que nous ayons affaire à la dernière. Le jeune Anakin Skywalker que j’étais il y a quelques années est-il devenu le Dark Vador de la décroissance ? 

Quoi, combien, et comment ?

Comme beaucoup, j’ai découvert la décroissance en lisant Serge Latouche. Même si je m’apprête à les critiquer, il faut reconnaître à quel point ses contributions ont été fondamentales. Cela dit, je n’ai jamais été pleinement satisfait par ses ouvrages sur la décroissance, que je trouve moins rigoureux que ses travaux antérieurs. Je pense que c’est parce qu’ils manquent de précision. Plutôt que de m’attarder sur sa dernière tribune, je vais ici développer une critique plus générale de son travail en pointant trois limites liées au quoi, au combien, et au comment de la décroissance. 

La question du quoi 

Dans l’article Defining degrowth (2025), j’ai analysé 115 définitions de la décroissance, toutes celles que j’ai trouvé dans la littérature anglophone et francophone. Il n’y en a aucune de Latouche. Pourquoi ? Car, malgré ses nombreux textes sur le sujet, il n’a jamais vraiment défini le terme. L’excuse comme quoi le concept serait trop complexe n’est pas convaincante. La décroissance serait-elle plus difficile à définir que le bonheur des philosophes, le démocratie des politistes, ou l’espace-temps des physiciens ? Bien sûr que non.

Serge Latouche serpente autour du terme. Ce ne serait pas un concept mais « un slogan politique à implications théoriques » (2006 : p. 16) ; « la décroissance n’est pas vraiment une alternative concrète, mais plutôt la matrice autorisant un foisonnement d’alternatives » (2006 : p. 149) ; « la décroissance est une fiction performative, c’est-à-dire une utopie concrète, ou encore un projet de construction d’une société d’abondance frugale » (2011 : Introduction). C’est l’une des raisons pour laquelle je ne recommande pas ses travaux à des néophytes : la pensée est y souvent nébuleuse.

Impossible d’étudier quelque chose que l’on ne peut pas définir. Le flou conceptuel est peut-être une étape inévitable dans le développement de toute nouvelle théorie, mais vieille de plus de 20 ans, la décroissance ne peut plus jouer cette carte joker. Il existe d’ailleurs plusieurs bonnes définitions, à commencer par l’une des plus anciennes, celle qui émergea de la première conférence académique sur le sujet à Paris en 2008 : « An equitable downscaling of production and consumption that increases human well-being and enhances ecological conditions at the local and global level, in the short and long-term [and which is] offered as a social choice, not imposed as an external imperative for environmental or other reasons » (Schneider et al., 2010: 512-13). 

Dans son dernier article, il me reproche de définir la décroissance comme une « économie stationnaire en harmonie avec la nature ». Une critique bien mal informée car, dans tous mes écrits, je défini toujours la décroissance comme une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être » (Ralentir ou périr, p. 15).[3] Dans Defining degrowth (2025), je viens justifier et élaborer chacun des éléments de cette définition (contraction + soutenabilité + démocratie + justice + bien-être), en parvenant à montrer qu’ils sont assez consensuels dans la littérature. 

C’est peut-être mon côté universitaire, mais j’aime les théories bien rangées. Ces dernières années, certains spécialistes de la décroissance ont eu tendance à élargir le concept. Buch-Hansen et Nesterova (2023), par exemple, associent la décroissance à une longue liste de choses souhaitables allant de la réduction de la cupidité, de l’homophobie et de la bureaucratie à l’augmentation de la gentillesse, de la créativité et du respect des limites planétaires. Je trouve ces éléments trop vagues (et trop nombreux) pour constituer une définition opérationnelle. 

Au lieu de traiter la décroissance comme un terme destiné à rassembler le plus de choses possible, j’ai fait le choix d’élaborer une définition minimaliste qui capturerait ses caractéristiques essentielles. Qu’y a-t-il d’unique à propos de la décroissance que l’on ne retrouve pas déjà dans l’éco-socialisme, le buen vivir, ou la sobriété heureuse ? Plutôt que des accusations vagues sur ma posture (nous y reviendrons), je préfèrerais savoir ce que pense Serge Latouche de cette définition – ou encore mieux, d’entendre sa propre définition, qui sera peut-être même plus efficace que la mienne. 

La question du combien 

Deuxième limite des travaux de Serge Latouche sur la décroissance : il ne précise jamais vraiment l’ampleur du phénomène.[4]L’auteur fait souvent référence à un retour aux niveaux de production de la France des années 1960. En effet, quand on regarde les chiffres du Global Footprint Network qui remontent jusqu’en 1961, c’est à ce moment-là que l’empreinte écologique française était la plus soutenable (l’équivalent de 1,4 planètes selon la méthode de l’universalisation des modes de vie). Le PIB français était de 487 milliards d’euros en 1961, soit environ cinq fois inférieur au niveau actuel. Un retour à ces niveaux de production se traduirait donc par une contraction de 80 %.

Serge Latouche voit les économistes comme des obsédés du PIB, considérant comme blasphématoire toute estimation quantitative de la décroissance. Je trouve cette position intenable. Ça serait comme un médecin qui vous annonce que vous devez faire un régime sans vous dire combien de kilos vous devriez perdre. C’est d’ailleurs l’un des reproches souvent faits aux décroissants.[5] À la limite, si Serge Latouche défendait qu’il ne fallait pas estimer l’ampleur de la décroissance, pourquoi pas ; j’aurais considéré ça un chouïa anti-scientifique mais au moins, le propos aurait été cohérent. Mais non, il dit qu’il ne faut pas le faire et, paradoxalement, le fait, mais mal. 

Il n’est pourtant pas si difficile d’étudier les implications économiques de la décroissance. Il existe dans la littérature académique plusieurs estimations, chacune utilisant des méthodes différentes : -22% pour l’Allemagne d’ici 2033 dans Gran (2017 : p. 358), -50% pour la France d’ici 2050 dans Briens (2016 : p. 277), -65% pour la France dans Germain (2025), jusqu’à -0,7 % par an pour D’Alessandro et al. (2020) en France, -5,3% par an pour l’Australie dans Kikstra et al. (2024), -2,3 % par an pour la Chine dans Li (2023), et entre -1 % et -2 % par an pour les pays de l’UE dans Cuny et Parrique (2024). Ces chiffres ne nous montrent qu’un aspect du phénomène, mais il parait difficile de parler sérieusement de décroissance sans pouvoir annoncer si l’on parle d’une baisse de 0,1 %, de 1 %, ou de 10 %. 

Serge Latouche préfère parler de « luttes plus concrètes : contre les grands travaux inutiles, contre la surpêche, contre les pesticides, contre les méga bassines, contre le nucléaire, etc. ». Très bien. Mais là aussi, encore faut-il définir quels projets exactement sont considérés comme inutile, le seuil à partir duquel la pêche devient insoutenable, les produits chimiques qui devraient être interdits à la vente, etc. Avec une liste précise, on peut faire des scénario pour calculer si toutes ces actions feraient suffisamment baisser l’empreinte écologique totale d’un pays. Sans cela, ces listes restent des inventaires idéologiques difficiles à justifier.  

Rien de révolutionnaire, c’est l’approche de la prospective que l’on retrouve dans les travaux de l’Ademe, de NégaWatt, de RTE, ou du Shift. Le scénario « Génération frugale » de l’Ademe, par exemple, prévoit d’ici 2050 une division par trois de la consommation de viande, une baisse de 26 % des kilomètres parcourus, un rétrécissement de 30 % de la surface moyenne des maisons neuves, ainsi que d’autres changements menant à une baisse de la demande finale énergétique de 55 % par rapport à 2015. On peut faire des calculs en euros ou avec d’autres mesures non-monétaires, mais il est tout à fait possible d’élaborer des scénarios de transition précis, même quand on parle de décroissance. Ces exercices de modélisation ont leurs limites et les résultats sont toujours à prendre avec des pincettes, mais ils ont l’avantage de nous forcer à formuler de manière précise les transformations que l’on aimerait voir advenir. 

J’ai une technique rapide pour estimer l’ampleur de la décroissance dans un pays donné. Elle est loin d’être parfaite mais elle a le mérite d’être simple. Première étape : estimer la réduction nécessaire des pressions environnementales à l’échelle nationale pour revenir sous le seuil des limites planétaires. Pour se faire, il faut calculer l’empreinte écologique du territoire (matériaux, gaz à effet de serre, eau, sols, biodiversité, polluants, etc.) et la rapporter à des science-based targets, des niveaux maximum pour chaque type de pression qu’il ne faudrait idéalement pas dépasser. 

Deuxième étape : calculer l’évolution historique de l’intensité biophysique de l’économie, c’est-à-dire l’évolution du degré de couplage entre des indicateurs économiques (monétaires ou non) et des indicateurs écologiques. Cela permet de déduire la part de la réduction qui peut se faire grâce aux améliorations (efficiency) et la part qui ne pourra être réalisée qu’à travers une baisse des volumes (sufficiency).

Cela nous donne une idée de l’ampleur de la décroissance d’un pays à l’autre, que l’on peut exprimer en points de PIB ou avec d’autres mesures plus concrètes (e.g., nombre de vélos produits, kilomètres d’autoroutes construites, kilogrammes de viande de bœuf consommés par an). Cette approche est loin d’être parfaite mais je ne pense pas qu’elle soit plus « économiciste » que le calcul de Latouche avec l’empreinte écologique ; elle est juste plus précise et plus fiable. 

La question du comment

C’est une question qui revient constamment : la décroissance, d’accord, mais comment ? Malheureusement, peu parviennent à répondre à cette question. Comme je l’écrivais déjà dans ma thèse, « le texte typique sur la décroissance parle principalement du problème et se termine avec quelques propositions, la plupart du temps sous la forme d’un inventaire façon liste de Noël, avec peu de structure, voire pas du tout » (Parrique, 2019 : p. 470). Je suis arrivé à cette conclusion après avoir analysé 27 listes de propositions (p. 494), dont les 10 propositions du « programme électoral de la décroissance » de Serge Latouche.[6]

Selon Latouche, pour décroître, il faudrait faire 10 choses : retrouver une empreinte écologique égale ou inférieure à une planète, intégrer les nuisances dans les coûts de transport, relocaliser les activités, restaurer l’agriculture paysanne, transformer les gains de productivité en réduction de temps de travail, impulser la production de biens relationnels, diviser par quatre le gaspillage d’énergie, pénaliser fortement les dépenses de publicité, et décréter un moratoire sur l’innovation technoscientifique. Malheureusement, difficile d’en extraire un scénario précis. C’est un bon exemple pour illustrer la critique que j’ai fait de ces inventaires de propositions : « ces listes brutes mélangent des objectifs et des instruments, ce qui les rend inopérationnelles. Pour rester dans l’analogie de la cuisine, les recettes actuelles de la décroissance sont aussi utiles que celle-ci : légumes, bon goût, sel, chaud, pâtes, juteux » (Parrique, 2019 : p. 470). 

Le seul cadre conceptuel de transition que l’on trouve chez Latouche, c’est les « 8R » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, et recycler. Selon l’auteur, il faudrait (1) changer les valeurs (de la compétition à la coopération, de la prédation au soin, etc.), ce qui implique (2) de questionner les concepts (e.g., sobriété, abondance, rareté) et donc (3) de changer la façon dont on produit et consomme, (4) de distribuer les richesses, et (5) de relocaliser. Ces changements permettraient (6) de réduire la consommation, le temps de travail, et l’empreinte écologique, (7) de favoriser la réutilisation des objets, et (8) de recycler davantage. Cette séquence en huit points représente un « cercle vertueux de décroissance, sereine, conviviale, et soutenable » (2010 : p. 521).

Je ne suis pas très fan de ce cadre conceptuel, comme je l’expliquais déjà dans ma thèse.[7] Sa plus grande faiblesse, c’est son manque de précision : « le cadre des 8R présente un certain nombre de problèmes analytiques qui affaiblissent sa force théorique. Son plus grand problème est qu’elle est vague. Latouche évite les typologies exhaustives en recourant toujours à des ‘etc.’, évite les affirmations catégoriques en utilisant des exemples, et ne définit jamais vraiment les termes qu’il utilise » (p. 239). 

J’en étais le premier surpris mais La Convention Citoyenne pour le Climat et ses 149 recommandations a réussi à faire en six mois ce que le mouvement pour la décroissance n’a pas réussi à faire en vingt ans : élaborer un plan de transition précis et convaincant. Plus généralement, on a beau critiquer les économistes mainstream et leur obsession pour la croissance, mais forcé de constater que leurs agendas sont bien mieux rangés que les nôtres. On pourrait mentionner les 102 propositions du Rapport Draghi, soigneusement organisées en dix problématiques, ou même les Objectifs de Développement Durable (17 objectifs, 169 cibles, et 232 indicateurs). À côté de ça, même les programmes de décroissance les plus élaborés ressemblent à des listes de course écrites à la va-vite – à quand de véritables Objectifs de Décroissance Durable[8] ?

La tâche est loin d’être impossible. Dans mes travaux actuels à l’Université de Lausanne, je suis en train de développer une méthode pour élaborer des plans de transitions plus complexes. Inspiré par la littérature des politistes sur le policy design, j’élabore de grands inventaires d’actions à plusieurs niveaux (ménages, communs, entreprises, municipal, régional, national, international). Une fois que l’on a défini ce que l’on voudrait réduire ainsi que l’ampleur de cette décroissance (d’où l’importance des deux premières étapes – le quoi et le combien), on peut sélectionner les instruments les plus efficaces pour y parvenir. Cela demande une analyse à la fois quantitative (sur l’impact de l’interdiction de la publicité sur les comportements de consommation, par exemple) et qualitative (sur la compatibilité d’une interdiction publicitaire avec la loi actuelle, le soutient politique, l’acceptabilité sociale, etc.). En étudiant minutieusement chaque instrument ainsi que leurs interactions potentielles, on arrive à élaborer une feuille de route qui répond à la question du comment d’une manière plus rigoureuse qu’une liste aléatoire. 

Peut-on faire l’économie de l’économie ? 

L’originalité de Serge Latouche, c’est d’avoir théorisé la décroissance comme une « sortie de l’économie », dans la prolongation de ses réflexions dans L’invention de l’économie (2005) et La déraison de la raison économique (2001). L’intuition est puissante. C’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai décidé à l’époque de poursuivre le même chemin théorique dans ma thèse. Même aujourd’hui, je me considère toujours comme un disciple de l’approche Latouchienne et je vais essayer de montrer ici que, contrairement à ce que pense l’auteur[9], nos approches ne sont pas si différentes que ça. 

Sortir de l’économie d’accord, mais pour aller où ? 

Serge Latouche ne définit pas le terme mais il nous dit que la décroissance, c’est « sortir de l’économie », « Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il faut littéralement sortir de l’économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes » (Latouche, 2003). Le problème, c’est que Serge Latouche veut sortir de beaucoup de choses : de la croissance, de la modernité, du développement, du capitalisme, du productiviste, de l’utilitarisme, de la société de consommation, de l’euro, du culte du travail, de l’obsession du mesurable, etc. Dans l’autoroute théorique Latouchienne, il y a de nombreuses sorties mais on ne sait pas exactement dans quel ordre les prendre et encore moins où elles vont. 

Dans ma thèse, j’ai tenté de clarifier tout ça. Cela m’a mené à développer une théorie normative de déséconomisation (pp. 244-251) articulée en deux mouvements : une sortie de l’économie dans notre vision du monde et dans nos pratiques. Le premier mouvement est cognitif, c’est un rejet de la mentalité économiciste. L’économisme est cette vision du monde qui applique les cadres de l’analyse économique contemporaine à tous les problèmes et qui place les intérêts de l’économie monétaire avant tout. C’est une sorte d’obsession maximisatrice, la primauté du monétaire sur tout le reste. 

Rien de nouveau sous le soleil. Je repète ici la même chose que Latouche quand il parle de « décolonisation de l’imaginaire ». Pour essayer de rendre l’argument plus précis, j’identifie trois archétypes d’économisme moderne : les politiques de croissance des pouvoirs publics, la quête du profit des entreprises, et la poursuite des revenus des ménages. Le gouvernement portugais qui propose de sacrifier un jour férié pour relancer la croissance, les actionnaires de Total qui refusent de ralentir l’extraction de pétrole pour protéger leurs dividendes, ou une étudiante passionnée de poésie qui se résigne à faire une école de commerce pour devenir riche ; voilà trois exemples de ce mode de pensée qui donne la priorité à la croissance de l’argent. 

Déséconomiser notre imaginaire consiste à instaurer une relation plus nuancée avec ces objectifs quantitatifs et financiers qui devraient être considérés comme secondaires par rapport à d’autres objectifs qualitatifs et non-financiers (c’est pour cela que l’on peut parler de théorie normative). Mais j’ai du mal à imaginer une économisation qui puisse être totale ou, au contraire, inexistante. C’est plutôt un spectre comparatif. On peut dire que les coopératives de l’économie sociale et solidaire ou un musée sont des institutions moins économicistes qu’un ministère des Finances ou qu’une multinationale du CAC40. 

Je ne pense pas que le mode de pensée économique soit fondamentalement mauvais, mais plutôt qu’il peut devenir problématique lorsqu’il se met à coloniser d’autres modes de pensée (familial, politique, culturelle, spirituelle, scientifique, etc.). Une AMAP qui détermine un prix pour ses légumes est un processus qui demande une mentalité spécifique, par exemple de quantification des coûts ; et lorsque l’on fait ses courses au marché du coin, on compare la qualité des produits mais aussi les prix, rien d’anormal à ça. Mais cette mentalité ne devrait pas s’appliquer à d’autres sphères, par exemple celle de la famille ou de la démocratie qui sont régies par d’autres mœurs (l’amour, la beauté, la justice, etc.).[10]

Le deuxième mouvement de déséconomisation est plus concret. Dans le premier chapitre de la thèse, j’ai théorisé la croissance économique comme un double phénomène d’extension du domaine marchand et d’intensification de l’activité. L’économisation revient à (1) étendre le domaine de l’économique, par exemple en privatisant un commun qui deviendrait alors une marchandise, et/ou à (2) accélérer le rythme de production/consommation de ces marchandises, qui viendrait mobiliser davantage de ressources humaines et naturelles. Déséconomiser consiste donc à faire précisément le contraire : (1) démarchandiser certains biens et services et (2) réduire le volume total de production/consommation. On rejoint ici les appels en faveur de la gratuité et du commoning (pour le volet démarchandisation) ainsi que du démantèlement et de la simplicité volontaire (pour le volet minimalisme). 

Ici aussi, je ne pense pas que la marchandisation soit un phénomène diabolique. L’allocation de certaines choses est mieux organisée par l’échange marchand et d’autres par la répartition politique, le don, ou la réciprocité. Il convient de rationner les organes en fonction des besoins et indépendamment du pouvoir d’achat, mais ce protocole d’allocation serait mal adapté pour les sous-vêtements ou les kilos de carottes. Encore une fois, ce qui compte, c’est la proportion des activités les plus économicisées vis-à-vis des activités les moins économicisées. C’est un fait que la santé est plus marchandisée aux États-Unis qu’en France, et l’économie locale d’un écovillage dans la Drome est surement moins marchandisée que l’économie française en générale. La croissance et la décroissance sont des phénomènes opposés : la croissance marchandise et la décroissance démarchandise. La force de la décroissance théorisée comme sortie de l’économie, c’est de se poser la question de la juste place de l’économie dans la société et de remédier à des situations de débordement économique. 

Les deux mouvements de déséconomisation (des idées et des pratiques/institutions) sont interdépendants. Plus nous passons du temps à acheter et vendre des choses, plus le penser-économique devient sens commun ; et plus cette rationalité est prévalente, plus nous avons tendance à marchandiser des choses pour que l’on puisse les acheter et les vendre. La décroissance comme sortie de l’économie consiste à briser ce cercle vicieux en l’attaquant des deux côtés : changer notre vision du monde ainsi que nos comportements. 

On comprend bien que sortir de l’économie ne signifie pas arrêter d’extraire, produire, allouer, et consommer, mais simplement de remettre l’économie à sa place, sortir de la religion de l’économie, comme le dit souvent Serge Latouche. En référence à Karl Polanyi, on pourrait dire que c’est un « ré-encastrement » de l’économique dans le social (dans la sphère des idées) et de l’économie dans la société (dans la sphère des pratiques). Serge Latouche (2007 : Partie III) dit exactement la même chose : « sortir du développement, de l’économie et de la croissance n’implique donc pas de renoncer à toutes les institutions sociales que l’économie a annexées, mais à les réenchâsser dans une autre logique ».

Mais que reste-t-il d’économique quand on est sorti de l’économie ? C’est autre limite des écrits de Serge Latouche : il ne détaille jamais vraiment l’organisation de cette au-delà, qui ne sera donc, selon lui, plus une économie mais une société. C’est pourtant le cœur du problème : comment imaginer une autre façon de vivre-ensemble au-delà de toutes ces choses auxquelles nous voulons échapper (néolibéralisme, capitalisme, extractivisme, productivisme, commercialisme, consumérisme, matérialisme, utilitarisme, etc.) ? Quel sera le rôle des marchés, des prix, et de la propriété privée ? Comment viendra-t-on créer et détruire de la monnaie ? Qui contrôlera les entreprises ? Quels indicateurs de prospérité et de progrès utilisera-t-on ? Comment financera-t-on les services publics ? 

Dans ma thèse (pp. 272-315), j’ai essayé de décrire à quoi ressemblerait cette société en identifiant 15 principes d’organisation économique qui découleraient des trois valeurs cardinales de la décroissance (autonomie, sufficience, et sollicitude) : souveraineté des ressources, soutenabilité, circularité, production socialement utile, coopération, proximité, technologie conviviale, post-travail, pluralisme des valeurs, communs, gratuité, partage, simplicité volontaire, biens relationnels, et joie de vivre. C’était un premier essai mais, en relisant cette partie aujourd’hui, je me rends compte qu’il reste beaucoup à faire. Ces principes sont trop abstraits et les exemples ne suffisent pas pour rendre le modèle concret. Nous avons besoin de continuer de préciser les contours de cette société post-économique (Latouche) / économie alternative (Parrique). C’est d’ailleurs pour cela que j’ai décidé de dédier un livre entier au sujet, qui sera la suite directe de Ralentir ou périr

Doit-on aussi sortir des sciences économiques ? 

Serge Latouche n’aime pas les économistes. Dans l’écosystème universitaire, les économistes sont en effet de drôles d’oiseaux. Moi aussi, j’aime bien m’en moquer (en m’incluant dans le lot). Je dis souvent que les économistes sont des sociologues en situation de handicap cognitif, des spécialistes de sociétés qui n’existent pas qui construisent des modèles qui ressemblent plus aux Sims qu’à la réalité. 

Là encore, nous avons à faire à un débordement, celui de la science économique parti coloniser les autres sciences. Remettons-là à sa juste place : la recherche en économie ne devrait être qu’une sous-catégorie des sciences sociales, sorte de sociologie de niche pour essayer de comprendre des comportements particuliers liés aux ressources, à l’argent, aux marchandises, à la production, à certains aspects du travail etc. Idéalement, ces études se feraient dans un pluralisme disciplinaire, théorique, et méthodologique. Aujourd’hui, malheureusement, la grande majorité des analyses économiques se font sous la tutelle d’un seul cadre théorique (l’économie néoclassique), d’une seule famille de méthodes (la modélisation mathématique), et sans conversation aucune avec les autres sciences sociales. 

Mais attention à ne pas mettre tous les économistes dans le même panier pour autant. Il faut différencier les variétés interdisciplinaires (sociologie de l’économie, anthropologie économique, histoire de la pensée économique, etc.), les écoles de pensée (économie Marxienne, féministe, néoclassique, post-keynésienne, écologique, etc.), les approches méthodologiques (cliométrie, économétrie, ethnographie), et aussi les positionnements idéologiques sur certains sujets comme le rôle du gouvernement (keynésiens versus libéraux, néolibéraux, et libertaires), l’organisation économique (capitalismes versus socialismes et communismes), ou la croissance (croissance verte versus décroissance).

Selon Serge Latouche, les « économistes professionnels » seraient les premiers interpellés par la décroissance. « Il existe même dans les universités anglo-saxonnes des degrowth studies. Des économistes qui construisent des savants modèles économétriques de transition » (2024 : p. 121) ; « des économistes obsessionnels voulant se recycler dans la décroissance [qui proposent] de beaux modèles économétriques » (2023, p. 31). Rassurons-le : c’est loin d’être le cas. Très peu des chercheurs en décroissance sont des économistes, et seulement une infime partie de cette infime partie fait de la modélisation. C’est dommage d’ailleurs, j’aimerais bien que plus d’économistes s’intéressent au sujet. 

« Quand les économistes s’emparent du thème de la décroissance, ils en ont inévitablement une lecture économiciste », affirme Serge Latouche (2025 : p. 16). Pas forcément, et j’en suis le parfait exemple, comme je l’ai démontré dans la partie précédente. J’ai défendu une thèse de doctorat en économie sur la décroissance théorisée comme une sortie de l’économie – on peut difficilement me reprocher une interprétation économiciste. Après tout, n’oublions pas que Serge Latouche lui aussi est économiste. On peut bien sûr trouver quelques lectures économicistes du sujet[11], mais celles-ci sont rares et viennent toujours de personnes en dehors des degrowth studies

Dernier exemple en date, une tribune signée par dix économistes en réponse à un article de Jean-Pisani Ferry dans Le Monde. La vision de ce dernier est en effet étroite, représentant parfaitement la posture des mainstream vis-à-vis de la décroissance. Mais la réponse du collectif d’économistes associé à la Société francophone d’économie écologique ne fait pas la même erreur. « Dire que la décroissance ne propose pas de“meilleure mesure de la performance économique” que le produit intérieur brut (PIB) et ses dérivés, c’est passer à côté du propos de ce mouvement, qui ne réduit pas la question de la mesure à un choix purement technique et entend remettre au centre du débat les finalités de l’activité économique – assurer un bien vivre collectif, qui ne se fasse pas aux dépens de l’environnement, des plus pauvres ou des générations futures ».

Une autre erreur que je ne peux pas laisser passer. Serge Latouche s’égare quand il affirme que l’économie écologique « ne peut aboutir qu’à la croissance verte » (Latouche, 2025 : p. 16). Reprocher à l’économie écologique de défendre la croissance verte est aussi absurde que de reprocher à l’héliocentrisme d’affirmer que le soleil tourne autour de la Terre. L’impossibilité de la croissance verte est la pierre angulaire de l’économie écologique comme cadre théorique.[12] Quand Latouche la qualifie de « monstruosité conceptuelle », j’ai l’impression qu’il fait une erreur de débutant : confondre l’économie réelle (une économie écologiquement soutenable) et la science économique (une recherche en économie qui intégrerait des théories venant de l’écologie comme discipline).  

La langue anglaise possède deux mots différents (economy et economics), ce qui évite les malentendus. Quand on se présente comme économiste écologique (ecological economist), ce n’est pas tant un jugement de valeur sur la nécessité de rendre l’économie moins destructrice de la nature, mais plutôt une filiation ontologique, méthodologique, et épistémologique.[13] Par exemple, l’un des présupposés ontologiques de l’économie écologique depuis les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen est que l’économie est encastrée dans le monde du vivant, et ne peut donc échapper aux lois de la biologie et de la physique. Faire de l’économie écologique, c’est faire de la recherche en économie avec des contraintes spécifiques liées à l’entropie de l’énergie, la finitude des ressources non-renouvelables, l’irréversibilité des effondrement écosystémiques, etc. – Serge Latouche s’insère pleinement dans cette école de pensée, ce qui fait du lui un économiste écologique. 

La décroissance française est-elle la plus radicale de toutes ?

C’est un petit jeu bien connu parmi les écologistes : plus radical que moi, tu meurs. Il y aurait les vrais de vrais, ceux qui n’utilisent même pas les emails[14], et les autres, avec leur sales iPhone, leurs comptes sociaux d’influenceurs capitalistes, et leurs vélos électriques plein de cobalt. Selon Serge Latouche (2024 : p. 89), « de jeunes ambitieux ont lancé des degrowth studies qui n’ont pas la radicalité de la décroissance », une thèse appuyée par les éditeurs du mensuel La décroissance dans l’encart de couverture qui titre « Serge Latouche contre la dénaturation de la décroissance ». Mais est-ce vraiment le cas ? 

La radicalité du contenu 

Certains semblent dire que la décroissance « à la française » serait la plus radicale de toute, et que les degrowth studies ne serait qu’une version diluée de cette dernière. Pour savoir si c’est le cas, regardons de près l’article de Serge Latouche dans Le monde diplomatique de 2003, l’un des premiers sur le sujet. Si Serge Latouche a raison, ce texte devrait aller beaucoup plus loin que les degrowth studies actuelles. Et pourtant, il n’en est rien. C’est l’archétype du degrowth as usual : empreinte écologique, effet rebond, critique de l’éco-efficience, sortie de l’économie, décolonisation de l’imaginaire, simplicité volontaire, réduction du temps de travail, le tout soupoudré de quelques références à Ivan Illich, Herman Daly, et Jacques Ellul. Il n’y a rien dans ce texte qui n’ait pas été incorporé dans ce qu’on lirait d’un Giorgos Kallis, d’un Jason Hickel, ou dans mes travaux.

Je pense d’ailleurs que ces penseurs sont allés beaucoup plus loin sur de nombreux points comme l’autolimitation (Éloge des limites, 2022), les inégalités environnementales (Moins pour plus, 2022), la relation avec l’éco-socialisme (Kallis, 2019), ou la critique de la croissance verte (e.g., Hickel and Kallis, 2019). Ce que Serge Latouche peine à comprendre, c’est qu’un grand nombre de chercheurs de la deuxième génération se sont nourris, non seulement des textes originaux des précurseurs mais aussi de la littérature francophone des années 2000 (P. Ariès, Agnès Sinaï, F. Schneider, P. Rabhi, F. Flipo, M. Lepesant, ainsi que tous les auteurs et autrices de la revue Entropia). Sauf que nous ne nous sommes pas arrêtés là. Les degrowth studies se sont élargie à de nouveaux cercles (les tourism studies, les organisation studies, les fashion studies, etc.), ce qui a considérablement enrichi la littérature. 

Serge Latouche me reproche d’être réformiste (et non révolutionnaire), et cela car je ne propose que des instruments de politique publique. Là encore, c’est mal connaître mes travaux. Dès The political economy of degrowth (2019 : pp. 484-492), j’avais élargi la définition classique d’une « policy » : « Une politique de décroissance est une ligne de conduite ou un principe d’action adopté ou proposé par une organisation ou un individu visant à atteindre les objectifs de la décroissance [les 31 objectifs que j’avais défini dans la troisième partie de la thèse] » (p. 485). Mes degrowth policies regroupent donc toutes les actions intentionnelles entreprises pour remédier à un problème précis, et pas seulement les décisions des pouvoirs publics : « au sens large, toute modification délibérée des règles et des coutumes qui régissent le comportement est une politique et toute personne qui invente, développe et peaufine cette intervention est un décideur politique » (pp. 484-485). 

J’avais donné une foule d’exemples hypothétiques comme une loi contre l’écocide votée au Parlement, l’introduction d’un taux d’intérêt négatif par le comité de gestion d’une monnaie locale, une entreprise qui décide de réduire les bonus qu’elle verse à ses employés, une université qui refuse de payer l’abonnement à Elsevier, un syndicat qui rentre en grève, un ménage qui arrête de manger de la viande pour réduire son empreinte écologique. On retrouve d’ailleurs une grande diversité de propositions dans Fitzpatrick et al. (2022), un inventaire de 530 politiques de décroissance qui occupent tout le spectre des radicalités, de la plus réformiste à la plus révolutionnaire. 

La radicalité de la méthode 

Entre l’été 2004 et 2005, l’ingénieur François Schneider est parti avec une ânesse pour colporter l’idée de la décroissance à travers la France, une prouesse low-tech souvent érigée en mythe dans les milieux décroissants. J’aime bien cette histoire et j’ai un immense respect pour François Schneider, que je considère comme un pilier de l’école française de la décroissance. Mais chacun ses techniques. Oui, j’ai un compte Instagram, et oui, je prends le TGV pour aller donner des conférences à l’étranger. C’est la façon la plus adaptée que j’ai trouvé de partager mes connaissances, mais mes théories ne devraient pas souffrir du fait qu’elles soit exposées sur les réseaux sociaux ou non.[15]

Dans l’article du journal La décroissance, nous sommes avec Jean-Marc Jancovici décrits comme « les deux chouchous des médias, d’une décroissance digérée par le chiffre ».[16] Si la radicalité consiste à s’enfermer dans un catéchisme antiscience où les slogans brumeux remplacent les définitions et les chiffres (le crédo du journal), alors je n’en veux pas. J’ai mes désaccords avec Jean-Marc, surtout sur sa façon maladroite de parler de décroissance, mais cela n’enlève en rien l’utilité des travaux du Shift qui ont beaucoup fait avancer l’écologie en France. Le Plan de transformation de l’économie française (2022), par exemple, est extrêmement précieux pour discuter des détails d’une transition écologique. C’est quelque chose que les décroissants n’ont d’ailleurs jamais réussi à faire – en partie par manque de moyen, mais aussi à cause des autolimitations théoriques que j’ai exposé dans la première partie de cette réponse. 

Pour Serge Latouche (2025 : p. 16), on ne devrait pas « sortir [la décroissance] de sa culture d’origine, en l’occurrence latine, pour l’universaliser et l’internationaliser, c’est-à-dire en fait l’anglo-saxonniser » Je ne suis pas du tout d’accord. La science ne devrait pas se cantonner aux frontières politiques, culturelles, et linguistiques. C’est une richesse de pouvoir discuter de degrowth avec d’autres chercheurs et activistes venant des quatre coins de la planète (e.g., la décroissance décoloniale mexicaine, le communisme décroissant japonais, le Postwachstum allemand, ou la simpler way australienne). 

Si le terme n’avait pas été traduit, et sans le travail acharné du collectif Research & Degrowth, la décroissance serait restée une mouvance ésotérique, sorte d’apéro entre déjà-convaincus qui se regroupent une fois par mois pour lire du Gorz. Le GIEC n’aurait jamais parlé de décroissance. et des médias comme BBCArteFinancial TimesCNBC, ou Al Jazeera non plus. C’est encore plus vrai pour moi : sans la Degrowth Summer school de l’université de Barcelone, je n’aurais jamais découvert l’existence du concept. Barcelone a maintenant deux Masters et accueille une foule grandissante de doctorant·es qui théorisent une décroissance tout aussi radicale (mais beaucoup plus rigoureuse) que celle que l’on discutait en France au début des années 2000. 

Les décroissants critiquent souvent la théorie du donut de Kate Raworth, sans vraiment se demander pourquoi les donuts se vendent beaucoup mieux que des·croissants. Certains dirons que c’est parce que c’est un cadre proto-capitaliste, économiciste, un cheval de Troyes néoclassique, etc. Mais je pense que la vérité est ailleurs. Si le donut est devenu le concept le plus populaire pour parler des liens entre l’économie et l’écologie, c’est tout simplement parce que c’est un cadre efficace. Il est clair, solide, et utile. Il permet à de nombreuses personnes à l’échelle des pays et des villes de mesurer l’ampleur d’un retour dans les limites planétaires (ce qui est impossible avec le cadre théorique actuel de la décroissance). C’est aussi grâce au talent de communication et de diplomatie de Kate Raworth, qui a transformé un maigre working paper en 2012 en livre sept ans plus tard, puis en centre de recherche deux ans après (le Doughnut Economics Action Lab). 

L’erreur faite par une partie du mouvement de la décroissance en France, c’est de s’être replié sur lui-même. Au lieu d’engager des conversations constructives avec ses détracteurs et ses alliés, la décroissance française s’est mis tout le monde dos. La tribune diffamatoire des « écotartuffes » du journal La Décroissance a tapé maladroitement un peu près sur toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’écologie. À les entendre, les seuls vrais radicaux, ce seraient eux, une poignée de vieux monsieurs qui s’enorgueillissent de pouvoir citer du Charbonneau mais qui sont absolument incapables d’expliquer clairement et calmement ce qu’est la décroissance et comment l’organiser.  

J’ai choisi un autre chemin, celui du dialogue. Je passe beaucoup de temps à discuter avec les chercheurs du Doughnut Economics Action Lab, les activistes d’Extinction Rébellion, les spécialistes de l’Économie Sociale et Solidaire, et même avec les macroéconomistes néoclassiques de la Commission Européenne. J’accepte des invitations incongrues pour aller expliquer la décroissance à des magistrats, des médecins, ou des étudiants d’écoles de commerce, tout en restant disponible auprès d’un public plus proche de la cause pour continuer à développer l’idée. Je passe beaucoup de temps à répondre aux critiques, en essayant d’utiliser ces opportunités pour enrichir l’idée. Pour l’instant, cette posture a l’air de bien mieux marcher que le plus-décroissant-que-moi-tu-meurs de certains idéologues un peu gauches. 

***

Serge Latouche m’accuse de « ringardiser » mes prédécesseurs. Sa tribune est la preuve parfaite que certains décroissants un peu trop têtus n’ont pas besoin de mon aide pour montrer que leur posture est dépassée. À grands coups d’approximations et de déclarations sans preuves, le pape de la décroissance se lance dans une vendetta contre les degrowth studies. Comme Don Quichotte qui prenait les moulins pour des monstres, Serge Latouche s’attaque à ce qu’il voit comme des « monstruosités conceptuelles ». Ce sont en fait seulement des concepts, en grande partie beaucoup plus fins et sophistiqués que la décroissance des années 2000 qu’il a connu. Oui, il est maintenant possible de définir la décroissance, de la mesurer, et de répondre à la question du comment. On ne peut pas trop lui en vouloir vu que cette littérature s’est développé essentiellement en anglais, une langue que Serge lit difficilement. On peut par contre lui reprocher de tirer à l’aveugle sur un corpus qu’il connait mal. La décroissance évolue et c’est une bonne chose – ne faisons pas la guerre à tous les progrès. 


[1] Serge Latouche était là depuis le début. C’est l’un des cinq contributeurs du numéro de Silence de février 2002 sur la décroissance où il signait « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale » (pp. 8-11). C’est aussi l’auteur de l’un des premiers articles dans un grand média (« Pour une société de décroissance » dans Le monde diplomatique de novembre 2003). Son livre principal sur le sujet est Le pari de la décroissance (2006), une idée qu’il continuera d’explorer et d’expliquer dans plusieurs ouvrages (e.g., Vers une société d’abondance frugale, 2011 ; La décroissance, 2019). Il me semble que le seul de ses livres ayant été traduit en anglais soit Petit traité de décroissance sereine, 2007, publié sous le titre Farewell to growth en 2009.

[2] « De la provocation de la décroissance aux degrowth studies », l’épilogue de la 3ème mise à jour du Que-sais-je ? sur la décroissance ; « Le développement économique s’inscrit dans une démarche ethnocidaire », un entretien dans le hors-série de Socialter « Décroissance : réinventer l’abondance », automne 2024, p. 84 ; « Vingt ans de décroissance : quel bilan ? » dans François Jarrige et Hélène Tordjman, Décroissances, Le passager clandestin, 2023, pp. 21-41 ; et, le plus récent, « Transmission, triomphe, ou trahison : de la décroissance aux degrowth studies » dans le n°219 du mensuel papier La Décroissance, juillet-août 2025, pp. 16-17. 

[3] L’élément cité vient de ma définition de la post-croissance : « une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance » (Parrique, 2022 : p. 15). Ces deux définitions sont données dès l’introduction du livre et structurent deux chapitres différents. « Chapitre 6 : Un chemin de transition. Mettre l’économie en décroissance » et « Chapitre 7 : Un projet de société. Vers une économie de la post-croissance ». Une erreur qui aurait pu être facilement évitée. 

[4] C’est une critique plus générale qu’on peut lui faire : l’auteur donne souvent des chiffres un peu au hasard. Selon lui, on ne devrait pas dépasser 3 milliards d’humains maximum sur la planète (Latouche, 2006 : Chapitre 5), 30 000 personnes dans chaque ville (Latouche, 2006 : Chapitre 9), et entre 300 et 500 employés par entreprise (Latouche, 2006 : p. 266). Ces chiffres ne sont jamais vraiment justifiés ou liés à des publications scientifiques, ce qui affaiblit la solidité de l’argument.

[5] Le 28 juin 2025, l’économiste Jean Pisani-Ferry déclarait dans Le Monde que « si le terme de décroissance traduit un rejet louable du consumérisme effréné, il n’a macroéconomiquement pas de sens clair. En particulier, il ne propose pas une meilleure mesure de la performance économique et ne dit pas à quoi il faudrait allouer les gains de productivité dans un régime de décroissance ». Même si les réponses aux questions de Jean Pisani-Ferry existent déjà dans la littérature académique sur le sujet, elles sont trop souvent noyées dans des discours brumeux sur la décolonisation de l’imaginaire, l’anti-utilitarisme convivialiste, et la sortie de l’économie économiciste.  

[6] On peut retrouver cette liste dans Farewell to growth, 2009 : pp. 68-76 en anglais et dans Petit traité de décroissance sereine, 2007 : partie III / Le Pari de la décroissance, 2006 : Chapitre 11 en français. 

[7] « But the 8R has a number of analytical issues that weakens its theoretical strength. It biggest problem is that it is vague. Latouche shies away from finite typologies by always resorting to “etc.,” avoids definite statement by using examples, and never quite defines the terms he uses, starting with the values that underpin the entire process (first “R”). At the end of the work, one is left wondering, as an example of one question among many, what exactly is “care” or what is the desirable horizon of a process of “redistribution.” This makes it both a disappointing utopia and a poor transition strategy. (…) Some steps are overly general (reduce and re-evaluate) and others overly specific (reuse and recycle). Is not relocalisation a form of reduction, of the distance between producers and consumers for instance? Is not reducing income inequality the same as redistributing income? As a transition framework, it is a rhetorical heuristic, at best, but does not tell us much about concrete policies and strategies. The changes have no actors or specific institutions and no geographical or political perimeter. Pedagogical as they are, Latouche’s “8R” leave us none the wiser as to how we might achieve degrowth in reality. (…) Then why eight steps and not more or less? The framework has apparent exhaustiveness issues. In his latest book, Latouche (2019a: 51) proposes to extend the list with resilience, resistance, radicalise, redeploy, redefine, re-size, remodel, rethink, re-enchant, again followed by an “etc.,” just like he did when he first presented the framework in 2003. This is not a conceptual framework, it is a conceptual buffet – which is paradoxical for a theory that is itself based on the setting of limits. In the end, the 8R is more of a slogan than a theory »(Parrique, 2019: p. 239).

[8] Dans ma thèse (Chapitre 9, 10, 11), j’avais proposé le cadre suivant : 3 sphères institutionnelles de transformation (la propriété, le travail, et la monnaie), 9 objectifs (sharing possessions, democratic ownership of business, stewardship of nature, work time reduction, decent work, postwork, monetary diversity,sovereign banking, et slow finance) décomposés en 31 sous-objectifs, et 9 stratégies pour les atteindre. Pour un résumé, voir The political economy of degrowth (pp. 700-706). 

[9] Selon Serge Latouche, les degrowth studies « s’inscrivent plus dans la mouvance de l’économie alternative que dans celle d’une alternative à l’économie » (2023, p. 31).

[10] Serge Latouche associe l’économie à la sphère du rationnel, mais peut-on vraiment dire que le choix d’avoir de former un couple, de choisir d’apprendre la flute, ou bien de voter pour un parti spécifique sont des choix irrationnels ? Bien sûr que non. Ces choix relèvent seulement de différentes sphères de rationalité : celle de l’amour gouverné par les émotions, celle de l’art gouverné par la beauté, et celle de la politique gouverné par des notions de justice. 

[11] Hormis les critiques de la décroissance venant d’économistes (e.g., Paul KrugmanJacques AttaliDavid CaylaSerge AllegrezzaChristian GollierAlessio TerziOlivier Passet), on peut trouver quelques rare études où des économistes néoclassiques se saisissent du concept tout en le vidant de sa substance – voir, par exemple, Aghion et al. (2025) et Artus (2022). Mais il existe aussi des économistes hétérodoxes brillants qui travaillent sérieusement sur le sujet (e.g., Louison Cahen-FourrotElke PirgmaierBlair FixAntoine MonserandGiorgos KallisElena HofferberthSimone d’Alessandro, pour n’en citer que quelques-uns). 

[12] L’économie écologique est une école de pensée hétérodoxe en sciences économiques qui existe depuis les années 1980, inspiré des travaux de pionniers comme Karl William Capp, Nicholas Georgescu-Roegen, Kenneth Boulding, ou Herman Daly. Pour aller plus loin, voir le Routeldge Handbook in Ecological Economics (2017) et le Handbook of Ecological Economics (2015). Il est important de noter qu’historiquement, l’économie écologique est née d’une critique de l’économie de l’environnement, cette dernière étant l’application du cadre théorique néoclassique aux problématiques environnementales – pour comprendre la différence entre les deux, voir Venkatachakam (2007) ou Venkatachalam (2025). L’un des points de contention était précisément la question de la croissance verte. 

[13] Voir, par exemple, Foundations of social ecological economics (2024) by Clive Spash.

[14] Avec un collègue, nous avons créé il y a quelques année le Degrowth Journal, la première revue académique anglophone sur le sujet. Son contenu étant gratuit, j’avais pensé qu’il serait bon de l’annoncer dans le mensuel La Décroissance. En cherchant l’adresse mail des responsables du journal, j’étais tombé sur ce message « chers lecteurs, chères lectrices, trop de SPAMs nous accablent depuis cette page contact avec le formulaire en ligne. Nous vous recommandons d’utiliser la bonne, simple et conviviale carte postale ou lettre ». J’ai donc rédigé une lettre à la main pour annoncer la nouvelle, lettre qui est malheureusement restée sans réponse. 

[15] Même si je prenais la tête de la Société Générale, que je roulais en Porsche Cayenne et que je prenais l’habitude de manger du sushi de dauphins, cela ne devrait changer en rien la véracité de ce que j’ai démontré dans mes écrits. On peut bien sûr me critiquer sur mes choix de vie mais on ne peut pas partir de ces choix pour attaquer mes théories. Ne répliquons la tactique fourbe de certains médias de discréditer les écolos (et encore plus les décroissants) à partir de leurs choix de vie. Ce que l’on doit critiquer pour faire avancer la science, ce sont les idées, pas les personnes.

[16] L’article est d’ailleurs illustré par un dessin où l’on voit un homme en costume vert portant les logos des « degrowth studies » et de « the shift project » faire un salut militaire. On lit sur l’affiche : « Une économie de guerre pour sauver la planète, engage-toi dans l’écocratie ». Depuis sa création en 2004, le journal La Décroissance excelle dans l’art de tirer sur ses alliés, de générer des controverses contre-productives à base d’amalgames et de caricatures, et de provoquer inutilement avec des illustrations et des titres de mauvais gout. Paradoxalement pour un journal censé popularisé la pensée de la décroissance, il a historiquement fait exactement le contraire : rendre le terme le plus détestable possible. 

Réponse à Serge Latouche : L’étrange cas du docteur décroissance et de mister degrowth  – Timothée Parrique


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