On nous a appris que la société repose sur des citoyens « intégrés », « productifs », « raisonnables », « normaux ». Mais ce modèle est tout sauf neutre. Il trie, il exclut, il écrase. Il transforme la différence en échec, la fragilité en faute, la pauvreté en anomalie à corriger. Surtout, il refuse la contradiction. Il nie la tension sociale comme une donnée constitutive de la vie collective, préférant l’étouffer, la déplacer, la médicaliser ou la judiciariser. Ce déni de la discorde engendre une violence sourde, un ressentiment diffus, une fracture sociale de plus en plus irréversible.
La démocratie avalée par le capitalisme
La démocratie moderne, depuis le XVIIIe siècle, a servi à encadrer les tensions sociales sans les supprimer. Par le droit, le parlement, la justice, elle offrait un espace pour que les conflits trouvent une forme, une voix, une légitimité — notamment autour de la propriété, pierre angulaire du capitalisme.
Mais le capitalisme d’aujourd’hui, financiarisé, globalisé, algorithmisé, semble ne plus avoir besoin de la démocratie pour prospérer. Il capte le pouvoir sans passer par les urnes. Il gouverne par les flux, les normes, les marchés, les plateformes. Il impose ses décisions dans les conseils d’administration et les cabinets de conseil, loin des délibérations citoyennes. Le droit recule devant la puissance économique ; le politique cède la place à la technocratie, voire à la force brute.
Dans ce monde-là, le conflit n’est plus un objet de débat : il devient un problème à éliminer. Les désaccords sont neutralisés par la précarité, l’externalisation, la répression. La démocratie se transforme en simulacre : on vote, on débat, mais les décisions se prennent ailleurs.
Des institutions qui excluent ce qu’elles prétendent réguler
La violence ne vient pas seulement des marchés. Elle est aussi reproduite par les institutions censées y remédier : la justice punitive, la psychiatrie normative, l’école sélective, la bureaucratie déshumanisée. On prétend combattre la marginalité, la folie, la déviance, tout en les fabriquant par des logiques d’exclusion. La prison devient l’image amplifiée d’une société qui se protège de ce qu’elle ne veut pas comprendre. La psychiatrie, instrumentalisée, ne soigne plus, elle surveille. L’école trie plus qu’elle n’émancipe.
Même certains mouvements progressistes, pourtant porteurs d’émancipation, tombent dans les pièges de la pureté idéologique ou du moralisme normatif. Ils reproduisent parfois, sans le vouloir, les mêmes logiques de contrôle et d’invisibilisation.
Pour une politique du vivant : reconnaître le conflit, refuser l’écrasement
Or la société humaine est une forme du vivant. Et le vivant suppose la diversité, la fragilité, l’interdépendance — et donc aussi, des discordances. Ce n’est pas la paix sociale artificielle qui fait société, mais la capacité à traverser ensemble les tensions, à reconnaître les désaccords, à leur donner sens … un besoin de conjugaison, de concordance. Refuser le conflit, c’est refuser la transformation. C’est condamner le tissu social à la rigidité, à l’exclusion, à la rupture.
Réhabiliter la discorde n’est pas céder à la violence, c’est reconnaître qu’elle est déjà là. C’est refuser les réponses réflexes — enfermement, répression, psychiatrisation — qui ne font qu’aggraver la désociabilisation. Ce n’est qu’en regardant en face nos angles morts, nos injustices, nos aveuglements — féminicides, misère, stigmatisation — que nous pourrons refonder un espace politique réellement vivant.
Vivre ensemble, c’est traverser la tension, pas l’éviter
Une société juste ne se protège pas du désaccord : elle l’accueille, elle l’écoute, elle le transforme en moteur collectif, les conventions citoyennes en sont un bel exemple. Cela implique une rupture avec l’idéal du citoyen « normal », productif, conforme. Cela exige une réinvention des institutions : plus sensibles, plus humaines, plus aptes à comprendre les marges au lieu de les discipliner.
Ce n’est qu’en revalorisant politiquement le conflit que nous pourrons prévenir les fractures durables, éviter les escalades coûteuses, et renouer avec une société qui n’a pas peur de ses propres tensions.
La discorde n’est pas un échec. C’est une chance de transformation.
Il ne s’agit plus de prendre le pouvoir, mais d’en dissoudre la forme — celle qui organise l’exclusion, la verticalité, l’inéluctabilité des discordances … des conflits.